Dieudonné GNAMMANKOU, Historien de l’Afrique, de la diaspora africaine et de la Russie. in Diogène, n°179, juillet-septembre 1997
Alexandre Pouchkine
Né en 1799 à Moscou, Alexandre Serguéïévitch Pouchkine, – le fondateur de la langue poétique et de la langue littéraire russes (Bélinski, Tourguéniev), le premier des Russes (Dostoïevski), le premier poète-artiste russe (Bélinski), le modèle originel de l’identité russe (Grigoriev), phénomène extrêmement rare et, peut-être unique de l’esprit russe (Gogol), le soleil de la conception intellectuelle russe du monde (Dostoïevski)- était d’ascendance africaine. Sa mère Nadine Hanibal était la petite-fille du “Nègre de Pierre le Grand”, Abraham Pétrovitch Hanibal qui fut victime au début du XVIIIe siècle de la Traite des Noirs vers l’Empire ottoman.
Mais Pouchkine n’est pas le seul écrivain européen issu d’un métissage euro-africain engendré par la traite négrière. Un de ses célèbres contemporains français, Alexandre Dumas, était le petit-fils de Césette Dumas, une esclave noire de Saint-Domingue, qui devait probablement être, selon l’historien suisse Debrunner, d’origine yorouba ou dahoméenne.
Le cas de Pouchkine qui est ici l’objet de notre propos semble pour le moins inattendu puisque la Russie où il est né ne fut pas parmi les puissances européennes esclavagistes. Mais il y eut une “route de l’esclave” de Constantinople vers Moscou à travers laquelle un faible mais régulier trafic d’enfants africains fut organisé de la fin du XVIIe au début du XXe siècle. [1]
Lorsqu’on étudie de près la présence africaine en Europe liée à la traite des Noirs, il apparaît que des Africains furent disséminés sur tout le continent européen y compris dans des pays qui ne furent pas mêlés au commerce des esclaves africains. Et que quelques un d’entre eux ou leurs descendants connurent une véritable réussite sociale. Ainsi en Pologne, par exemple, Georges Bridgetower, né au XVIIIe siècle d’un mariage entre un Africain et une Polonaise d’origine allemande, devint un grand violoniste.
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L’histoire de la présence des Noirs en Europe pendant la période de la traite négrière mérite d’être connue. Car s’il s’agit avant tout d’un aspect non négligeable de l’histoire de la diaspora africaine, c’est aussi un pan de l’histoire européenne qu’ignorent la plupart des Européens contemporains. Quant aux Africains, savent-ils par exemple que depuis 1977, un Musée consacré à l’Africain du XVIIIe siècle, A. P. Hanibal, existe en Russie à Petrovskoé (région de Pskov)?
De tous les Africains qui vécurent en Europe au XVIIIe siècle, A. P. Hanibal fut celui qui exerça les plus hautes responsabilités. Certes, le philosophe Anton Amo (1707-?), originaire du Ghana actuel, auteur de plusieurs livres, fut conseiller d’Etat à Berlin. Adolphe Badin (1760-1822), secrétaire à la Cour de Suède. Et à Vienne, en Autriche, un autre Africain, Angelo Soliman (1731-1796), fut le précepteur du fils du prince Franz Joseph du Liechtenstein. A Londres, Olaudah Equiano (1755-1797), importante figure du mouvement abolitionniste, fut en 1789 l’auteur d’une autobiographie qui fut un véritable succès d’édition (neuf éditions de son vivant). Mais malgré les succès et la popularité qu’ils connurent, il faut reconnaître avec Léonid Arinshtein “qu’aucun autre Africain au XVIIIe siècle ne reçut autant de marques d’honneur en Europe” qu’Abraham Pétrovitch Hanibal, le protégé noir de Pierre le Grand, en Russie.
Trafic d’esclaves noirs vers la Russie
De la fin du XVIIe siècle au début de la Révolution russe de 1917, des esclaves africains, en général des enfants, étaient achetés depuis Tripoli ou Constantinople (Istanbul) par des marchands ou diplomates russes et amenés en Russie. Czeslaw Jesman qui s’est intéressé à la filière de Tripoli explique que les esclaves “étaient achetés par les consuls de Russie à Tripoli, baptisés sur le champ à l’Eglise russe orthodoxe, et envoyés à St. Pétersbourg où, en leur qualité de nouveaux convertis, ils étaient affranchis et engagés à vie au service impérial. En règle générale, la durée de leur service était de 25 à 30 ans”.[2] Ils devenaient pages à la Cour ou soldats de la garde impériale. Certains servaient dans des familles de la haute aristocratie russe.
Cependant, ce trafic ne fut pas numériquement important : rien de comparable par exemple avec les milliers d’Africains qui, du fait de l’esclavage, eurent à vivre en Angleterre, en France ou dans d’autres pays européens impliqués, eux, à la même époque, dans la traite négrière. Cette faible présence africaine en Russie serait restée probablement inaperçue si l’un des enfants victimes de ce trafic n’était pas devenu un personnage historique russe. Il s’agit d’Abraham Pétrovitch Hanibal, personnage au destin extraordinaire, qui fut une des personnalités les plus instruites de la Russie du XVIIIe siècle.
Abraham Pétrovitch Hanibal
Né en 1696 “sur les terres de [son] père dans la ville de Logone, [3] selon son propre témoignage écrit”, Hanibal se retrouve vers l’âge de sept ans (1703) à Constantinople, la capitale de l’Empire ottoman. Un an plus tard, il est conduit clandestinement à Moscou à la Cour du tsar Pierre le Grand, le souverain réformateur de la Russie. Il deviendra le filleul de l’empereur qui le convertit à la religion gréco-orthodoxe russe et prend en charge son éducation au palais impérial. Compagnon d’armes de Pierre Ier, Abraham Pétrovitch devient un de ses confidents et proches collaborateurs. Dès lors, la Russie devint son pays d’adoption. Il y mènera une longue et prodigieuse vie de 1704 à 1781.
Eminent mathématicien, fortificateur et hydraulicien, A. P. Hanibal fut aussi un homme d’Etat, excellent diplomate, et un important chef militaire. Pendant de nombreuses années, tout le système de défense de l’immense Empire russe fut sous sa direction. Il fut décoré à plusieurs reprises par l’impératrice Elisabeth “pour son abnégation et son application”. Figure importante de l’histoire du génie et de l’architecture militaires russes de son époque, il fut de ceux qui contribuèrent à diffuser en Russie l’oeuvre de Vauban, son célèbre prédécesseur français.
Dans le domaine des mathématiques, il publia un ouvrage et accomplit pendant plusieurs années un travail pédagogique de première importance. Auteur du traité, Géométrie practique, en 1725-1726 (350 pages), il fit oeuvre de pionnier en Russie puisque le premier traité de Géométrie publié en langue russe, la Géométrie de von Birkenshtein et Antony Erst, date de 1708.
Après un séjour de plusieurs années en France où il avait obtenu son brevet d’ingénieur et le grade de capitaine, le tsar confia à Hanibal l’administration de son cabinet privé et le chargea d’enseigner les mathématiques aux jeunes nobles russes inscrits dans les écoles techniques de Moscou et Pétersbourg. Plus tard, l’impératrice Anna Ivanovna l’envoya à Pernov (Estonie) pour former les futurs ingénieurs de l’école militaire locale. Hanibal fut également le professeur de géométrie et de fortifications du tsar héritier Pierre II qui régna de 1727 à 1730.
Dans le domaine du génie militaire (fortifications, artillerie, hydraulique, architecture, traductions techniques), son activité fut multiple. Auteur dès 1726 d’un autre volume sur les Fortifications, il en enseignera l’art, sera traducteur principal au palais impérial, chargé du contrôle des traductions d’ouvrages scientifiques et techniques du français en russe. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il sera le grand fortificateur de la Russie. Il fit preuve d’innovation à la fois dans le domaine technique et pédagogique. Il est par exemple connu pour avoir introduit l’enseignement de l’architecture civile dans les écoles d’ingénieurs. Il fut aussi le premier en Russie à utiliser la technique du dallage pour restaurer les forteresses.
Pendant quelques années, il fut chargé du contrôle des programmes de formation des écoles de génie militaire et d’artillerie. A ce titre, il fut un des fondateurs de la première école unifiée du génie et de l’artillerie de Pétersbourg (1758).
Chef du corps des ingénieurs, il a dirigé tous les grands travaux. Ce qui lui valut d’être reconnu par tous comme “un spécialiste irremplaçable”. Ainsi, en 1755, lorsque Elisabeth Pétrovna, impératrice de Russie, le nomme gouverneur de la province de Vyborg, près de la frontière finlandaise, le Collège de Guerre, la plus haute instance militaire du pays, s’empresse de demander à l’impératrice de laisser “le général-lieutenant et chevalier Hanibal rester comme auparavant au Corps des Ingénieurs…puisque monsieur le général-lieutenant et chevalier commande tout le Département des Ingénieurs et a à sa charge toutes les affaires relatives à ce Corps, de même que la situation du personnel du Génie…”
Pendant une vingtaine d’années et jusqu’à sa retraite, il occupera les plus hautes fonctions militaires : commandant en chef de la province estonienne, directeur des travaux de fortifications du Nord-Ouest et de l’Ouest de la Russie (Cronstadt, Pétersbourg, Schlüsselbourg, Riga, Pernov), du Sud de la Russie (Novosserbsk, Slavianoserbsk, Elisabethgrad), d’Ukraine (Kiev), de Sibérie occidentale (Tobolsk-Itchimsk)…Président de la Commission chargée de l’études de l’état de forteresses russes à partir de 1757. Il fut aussi le directeur principal du canal de Ladoga et de la Commission des travaux de Cronstadt et du port de la Baltique.
A la tête du système de défense de l’Empire russe, l’Africain de Russie parcourra le pays pour construire des places-fortes. Dans les années 1750, lorsqu’il apparut nécessaire de renforcer la défense des régions du sud de la Russie des attaques des Tatars et des Turcs, Hanibal décida de construire la forteresse Ste Elisabeth, pierre défendue par six bastions, dont il posa lui-même la première. En 1764, une petite ville (Elisabethgrad, devenue Kirovograd pendant l’époque soviétique) sera construite à l’emplacement de la forteresse. Un siècle plus tard, Elisabethgrad était devenue le “principal quartier militaire des colonies russes sur la rive orientale du Bug… occupée par un corps considérable de cavalerie.” De nos jours, Kirovograd est une ville ukrainienne moyenne de 263 000 habitants.
Pendant les années 1740, Hanibal s’était vu confier des missions diplomatiques en Finlande. Nommé en 1743 par l’impératrice Elisabeth chef de la Commission russe de délimitation des frontières avec la Suède, il était chargé “de fixer sur le terrain le passage de la frontière de l’Etat par la ligne la plus avantageuse sur le plan militaire et d’indiquer les lieux où seront construites les futures fortifications indispensables à la défense de la frontière”.
En 1759, il atteignit les sommets de la hiérarchie militaire lorsqu’il fut promu général en chef d’armée.
Un exemple pour la société russe de son époque
Chef militaire, bâtisseur infatigable, le général Hanibal ne resta pas indifférent à la misère dans laquelle vivaient les milliers d’ouvriers qu’il employait sur ses chantiers. En 1755, il fonda un hôpital pour les ouvriers du canal de Cronstadt. Un an plus tard, il créa une école pour les fils d’ouvriers et de maîtres ouvriers qui traînent dans les rues de Cronstadt. Deux des promus de cette école fabriquèrent l’une des premières machines à vapeur de la flotte russe.
Au milieu du siècle, alors que le servage était en plein essor en Russie, Abraham Pétrovitch, riche seigneur, allégea les dures conditions de vie des centaines de serfs de ses différents domaines en interdisant la punition corporelle et leur exploitation abusive. A cette époque, les propriétaires terriens traitaient leurs serfs comme des bêtes. Hanibal, qui n’hésitait pas à défendre publiquement les intérêts des paysans russes et estoniens, était devenu populaire aux yeux de ces derniers qui le considéraient comme un généreux maître.
Après un premier mariage qui fut un véritable désastre, Abraham Hanibal connut une belle et longue histoire d’amour avec sa seconde épouse, Christine-Régine de Schoëberg, issue de la noblesse suédoise. Ils vécurent heureux pendant près d’un demi-siècle et eurent une nombreuse progéniture. Un de leurs fils, Joseph Hanibal, qui fut capitaine d’armée, est l’un des plus célèbres grands-pères de Russie car son unique fille Nadine, née d’un mariage mouvementé avec Marie Alexéevna Pouchkine, donna naissance à Alexandre Pouchkine.
C’est ainsi que le filleul du grand empereur russe Pierre Ier devint le bisaïeul du grand écrivain russe Alexandre Pouchkine.
L’héritage africain de Pouchkine
On aurait pu penser que, du fait des trois générations qui séparaient Abraham Hanibal de son arrière-petit-fils Alexandre Pouchkine, le métissage de ce dernier serait demeuré inaperçu. Mais il en fut autrement.
D’abord parce que Pouchkine, par un des caprices de la nature, est né -selon ses contemporains – avec un visage aux traits africains plus prononcés même que ceux de sa mère. Son ascendance africaine était inscrite sur son visage. Ce détail physique le rendait singulier parmi les Russes. Selon Lounatcharski,[4] ministre de l’éducation de Lénine, les camarades de lycée de Pouchkine et ses pédagogues le décrivaient comme étant “petit, svelte, négrillon, les cheveux bouclés, le regard enflammé, mouvant comme du mercure, passionné”. Emile Haumant, biographe français de Pouchkine, dit qu’il avait “les cheveux noirs, frisés, les lèvres fortes, le teint basané”.[5] La plupart des portraits du poète nous le confirment.
Le hasard a aussi voulu que le jeune Pouchkine se considère comme “laid” : “je n’ai jamais été beau”, écrivit-il en 1835.[6] Dans l’esprit de ses contemporains, en ce début du XIXe siècle, il allait de soi que cette “laideur” ne pouvait être que due à ce “sang africain” qui circulait dans ses veines! Les ouvrages d’histoire naturelle n’enseignaient-ils pas que les Noirs étaient laids et proches du singe? Pendant les années 1810-1817, certains lycéens n’avaient pas tardé à surnommer leur petit camarade Pouchkine “le singe”. L’auteur russe Vigel, qui le fréquenta, écrira quant à lui que “la vivacité de ses mouvements le faisait ressembler aux anthropoïdes de l’Afrique centrale”! Né et ayant grandi dans un contexte où ces préjugés contre les Nègres étaient monnaie courante, le jeune Pouchkine finira par accepter ou par croire que sa “laideur” provenait bien de son origine africaine. Dans un de ses tout premiers poèmes de lycée, il écrira dans une description autobiographique “Vrai singe par sa mine…” et plus tard, la formule d’autodérision devenue célèbre, “Je suis un vilain descendant de Nègres”, que certains auteurs ultérieurs s’empresseront de déformer : “Je suis un descendant de vilains Nègres” ! Boukalov, qui s’est aussi penché sur cette question, estime que “l’assimilation des singes aux Nègres ou Africains” courante à l’époque de Pouchkine, devait faire que “Pouchkine, dès son enfance, lorsqu’il se regardait dans la glace, s’efforçait minutieusement de correspondre aux stéréotypes établis”.[7]
Il semble d’ailleurs que le fait de proclamer haut et fort sa “négrité” était pour Pouchkine une sorte d’auto-thérapie qui le libérait et qui lui permettait de ne pas s’enfermer dans un complexe qu’auraient pu provoquer les insultes qu’il lui arrivait de subir. Il décida d’assumer non seulement son origine mais aussi les “tares” communément admises de cette identité. Son attitude pouvait à cet égard paraître contradictoire ; en février 1825, dans une lettre qu’il écrivit depuis son exil à Mikhailovskoé [8] – domaine dont sa mère hérita d’Hanibal – à son frère cadet Léon, il lui fit la suggestion suivante : “Conseille à Ryléev, dans son nouveau poème, [Voïnarovski] de faire figurer notre grand-père [Abraham Hanibal] dans la suite de Pierre Ier. Sa gueule de nègre produira un effet sur tout le tableau de la bataille de Poltava.” S’il est clair que Pouchkine n’était pas complexé par son ascendance africaine, la reconnaissance de son identité africaine ne l’empêchait pas, paradoxalement, de refuser qu’on représente sa “laideur”. Ainsi, dans une lettre qu’il adressa à sa femme en mai 1836, “huit mois avant sa mort”, précise Arminjon, [9] un de ses biographes, Pouchkine lui rapporta en plaisantant qu’on lui avait proposé de faire son buste : “Mais je ne veux pas. Ma laideur nègre serait livrée à l’immortalité dans l’immobilité absolue de la mort. Je leur dis : c’est le buste de la belle qui vit chez moi qu’il faudra faire.” Il est vrai que Nathalie Pouchkine, son épouse, était l’une des plus belles femmes de Pétersbourg. [10]
En outre, les nombreux autoportraits qu’il fit au crayon étaient loin d’être flatteurs. Il s’allongeait le visage comme pour ressembler à un singe à l’image des dessins qu’on prétendait être typiques de la race nègre à son époque. La comparaison est d’ailleurs très frappante entre le dessin du Nègre – considéré comme proche de l’orang-outang, publié en 1824 dans le livre de J.J.Virey, Histoire naturelle du genre humain, et les différents autoportraits de Pouchkine ainsi que le portrait qu’il fit de son aïeul noir.
Si les canons de beauté eurocentristes dominants excluaient qu’un Noir puisse être beau à cette époque et même bien plus tard – comment justifier autrement le célèbre cri des Noirs de Harlem “Black is beautiful!” un siècle après – il n’en demeure pas moins vrai que la mère de Pouchkine, elle-même petite-fille du “Nègre de Pierre le Grand”, était réputée pour sa beauté. On l’appelait dans les milieux mondains de Pétersbourg, la “belle Créole” ou la “belle Africaine”. Il est également notoire que le père de Nadine Hanibal, Joseph Hanibal, le turbulent troisième fils du général nègre, était un bel homme. A en juger par les portraits qu’on attribue à Abraham Hanibal lui-même, l’on peut dire qu’il a été lui aussi favorisé par la nature.
Selon la plupart des biographes de Pouchkine, ses relations avec sa mère furent mauvaises pendant toute sa jeunesse. Certains auteurs ont cru pouvoir expliquer cette situation par le fait que Nadine Hanibal “voyait sans plaisir certains traits héréditaires de ses ancêtres abyssins [sic] poindre dans la physionomie et le tempérament de son fils aîné. Le croisement des races [ayant] été favorable à cette femme entichée de littérature française et dont la beauté a été immortalisée par Xavier de Maistre. La nature aurait-elle pris sa revanche à l’endroit de son fils aîné?” se demande Arminjon. Il n’est pas exclu qu’en raison des préjugés défavorables aux Noirs qui étaient courants en ce temps-là, celle-ci ait voulu avoir des enfants “blancs” à l’image de certains Noirs américains et Antillais. Situation dénoncée par Frantz Fanon dans son ouvrage Peaux noires, masques blancs. Pourtant, à en juger par une lettre de Nadine Hanibal à sa fille Olga, la soeur de Pouchkine, en décembre 1834, celle-ci avait une attitude plutôt neutre vis-à-vis de cette question : “ton frère aurait rêvé, semble-t-il, que ton Bébé est noir comme Abraham Pétrovitch; tu me disais qu’il n’est ni clair ni sombre; cela est plus vraisemblable et plus naturel”, écrivit-elle. [11]
La double patrie pouchkinienne
Pouchkine a grandi avec une double conscience identitaire. Bien entendu, il était avant tout un Russe. Mais il n’oubliait jamais sa part africaine dans la vie et dans son oeuvre littéraire. L’exemple le plus frappant est le thème de la double patrie qu’il développe dans son chef d’oeuvre poétique, le très célèbre Eugène Onéguine qu’il commença à écrire pendant son exil à Odessa dans le sud de l’Empire russe. Le poète rêve de liberté, d’évasion et envisage de se réfugier dans sa seconde patrie, l’Afrique, où il pourra penser librement à sa première patrie – la Russie – envers laquelle il éprouve des sentiments contradictoires : souffrance et amour :
Aurai-je un jour ma liberté? Il est temps, grand temps : je l’implore ; Au bord de mer j’attends le vent ; Je fais signe aux voiles marines. Sous le suroît défiant les flots, Quand prendrai-je mon libre essor Au libre carrefour des mers ? Il faut fuir les bords ennuyeux D’un élément qui m’est hostile Et sous le ciel de mon Afrique Sous les houles du Midi Regretter la sombre Russie, Où j’ai souffert, où j’ai aimé, Où j’ai enseveli mon coeur. [12]
Ivan Hanibal -le fils aîné du “Nègre de Pierre le Grand”- qui était «l’un des=”” hommes=”” les=”” plus=”” remarquables=”” du=”” règne=”” de=”” catherine=”” la=”” grande=””», selon l’expression même de Pouchkine, avait son nom gravé sur une colonne érigée à la résidence des tsars de Tsarskoe Selo (actuelle Pouchkino) par Catherine II à la gloire des héros de la bataille navale de Tchesmé (juin 1770). Le hasard voulut que le Lycée-internat où Pouchkine fit ses études se trouva précisément à Tsarskoe Selo. Pouchkine éprouvait une fierté immense à la vue du nom de son grand-oncle Ivan, celui-là même qui avait pris en charge l’éducation de sa mère et accordé sa protection à sa grand-mère Marie Alexéevna après son divorce. Dans des vers qu’il consacra à A. P. Hanibal, il ne manqua pas de rendre hommage à Ivan, le héros de Navarin :
Et son fils fut cet Hannibal qui sur les abîmes des mers fit flamber une immense escadre et préfigura Navarin. [24]
Parlant d’Ivan Hanibal dans son Début d’autobiographie (1834), Pouchkine souligna qu’il “était aussi digne d’attention que son père… En 1770, il prit Navarin. En 1779 il construisit Kherson. Encore aujourd’hui on respecte ses arrêtés dans la région méridionale de la Russie, où en 1821 j’ai vu des vieillards, qui avaient conservé encore vif son souvenir”. Mort en 1801, peu après la naissance du petit Alexandre, Ivan Hanibal fut enterré dans la célèbre Abbaye Alexandre Nevski de Pétersbourg à quelques mètres de la tombe d’un autre personnage remarquable de l’histoire russe, M. Lomonossov. Il est écrit sur sa tombe :
Natif de la chaude Afrique, son corps repose ici La Russie il servit, et immortel le rendirent ses exploits.
Un jour à Pétersbourg, une Française lui demanda :
“A propos, monsieur Pouchkine, vous et votre soeur vous avez donc du sang nègre dans vos veines? -Certainement, répondit le poète. -Est-ce votre aïeul qui était nègre? -Non, il ne l’était plus. -Alors, c’était votre bisaïeul? -Oui, c’était mon bisaïeul. -Ainsi, il était nègre. Oui, c’est cela…, mais alors, qui était donc son père à lui? -Un singe madame, trancha-t-il pour finir.”
Contrairement à ce qu’ont laissé croire nombre d’historiens de la littérature russe, cette origine ne relève pas du simple fait anecdotique. Le métissage de Pouchkine était un élément important de sa conscienceidentitaire et de sa personnalité et il se refléta dans son oeuvre littéraire. Pouchkine qui chantait constamment son bonheur d’être né en Russie et sa fierté d’être Russe, n’hésitait pas cependant à rappeler qu’il avait une seconde patrie, l’Afrique. Cette Afrique dont le plus prestigieux représentant dans la Russie des tsars fut Abraham Pétrovitch Hanibal, l’homme qui aux yeux de Pouchkine, était à la fois l’arrière-grand-père, le filleul, pupille et confident de Pierre le Grand, le père d’un héros russe, un des meilleurs fils de la patrie et enfin, l’ancêtre dont l’histoire faisait partie des “pages sacrées” de l’Histoire russe.
Dans le village où le pupille de Pierre Des tsars et tsarines le serviteur aimé Et leur compagnon resté dans l’oubli Se réfugiait mon bisaïeul nègre, Ayant oublié Elisabeth et les autres, Et la Cour et les somptueux banquets, Sous l’ombre des allées de tilleuls Pensait durant les froids été A son Afrique lointaine, Je t’attends.